Mais d'où viennent les logiciels libres ?
À la fin des années 70, le laboratoire d'intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology reçoit une nouvelle imprimante de marque Xerox, soumise à un mal récurrent : le bourrage de papier. Richard Stallman, l'un des informaticiens, tente de récupérer le code-source [1] du logiciel qui pilote l'imprimante et de le modifier pour réparer les erreurs de conception. C'est ainsi que Stallman et les autres informaticiens de sa génération ont toujours pratiqué.
Mais les temps ont changé et le code du logiciel de l'imprimante n'est pas disponible, c'est la propriété de Xerox et la firme ne compte pas laisser quiconque y toucher. L'imprimante continuera ses bourrages et Stallman en retirera une certaine aversion envers les logiciels « propriétaires », protégés par un copyright restrictif.
Quand, en 1985, il quitte le MIT, il fonde la Free Software Foundation dédiée à la mise au point de logiciels librement copiables et modifiables. « J'estime que la Règle d'or est que, si j'aime un programme, je dois le partager avec d'autres qui aiment ce programme. Les éditeurs de logiciels cherchent à diviser et à conquérir les utilisateurs, en interdisant à chacun de partager avec les autres. Je refuse de rompre la solidarité avec les autres utilisateurs de cette manière », écrit Stallman dans un manifeste fondateur [2].
Le premier objectif de l'Américain sera la conception d'un système d'exploitation (OS, operating system) complet pour ordinateur, un projet nommé GNU [3]. L'OS est l'élément logiciel fondamental de toute machine qui permet d'accéder aux éléments de l'ordinateur (clavier, écran, mémoire...) et de faire tourner les programmes. C'est une ressource stratégique, et à ce titre l'objet des plus acharnées des batailles de la high tech, car il est impossible de concevoir de nouveaux programmes sans disposer d'un accès aux informations de base du système d'exploitation. Son accès non discriminant est la condition nécessaire au développement de nouveaux services et logiciels.
Ce n'est pas un hasard si Microsoft a connu deux procès anti-trusts, l'un aux États-Unis, l'autre en Europe, pour avoir abusé de son contrôle sur Windows. La firme de Gates a pris l'habitude d'écarter ses concurrents en restreignant l'accès à sa plate-forme par le biais de rétention d'information ou d'aménagements techniques favorisant ses propres logiciels. Ce pouvoir de discrimination est la conséquence directe de la propriété exercée sur l'OS, qui donne à Microsoft le contrôle de Windows.
Désireux de concevoir un système d'exploitation ouvert à tous, Stallman sera ralenti dans son projet par des problèmes de santé. En 1991, Linus Torvalds, un étudiant finlandais de l'université d'Helsinki, s'appuie sur son travail pour apporter la dernière touche à GNU et conçoit Linux, le noyau du système d'exploitation, la dernière pièce de l'ensemble. C'est le début de GNU/Linux [4], promis à une croissance fulgurante. Des milliers de programmeurs dans le monde apportent leur contribution. Une dizaine d'années après sa première mise à disposition, Linux, symbolisé par sa mascotte Tux le manchot, est le concurrent n°1 de Microsoft. Sur le marché des serveurs - ces ordinateurs indispensables pour faire tourner les sites web, les bases de données etc.. - l'OS connaît une croissance de plus de 50% chaque année. Et le succès des logiciels libres ne se cantonne pas aux systèmes d'exploitation. La suite bureautique Office (traitement de texte, tableur...) de Microsoft est concurrencée par une version libre, OpenOffice. Le principal logiciel dominant qui permet de diffuser des sites sur l'Internet se dénomme Apache et est adaptable et modifiable à l'envi selon les besoins des utilisateurs. Microsoft, qui propose sa propre mouture d'un tel programme, n'est jamais parvenu à l'imposer. En février 2004, plus de 67% des serveurs tournaient avec Apache, contre 21% avec le programme de la firme de Bill Gates [5].
Bien sûr, la gratuité n'est pas la seule raison du succès des logiciels libres. La conception de programmes de façon décentralisée, coopérative, fondée sur le libre accès, a mené à des projets d'une qualité au moins équivalente à celle des produits bardés de copyright et de restrictions d'accès. Est-ce seulement par souci d'économie que la bourse de New York utilise Linux pour la gestion de ses bases de données ? La qualité du travail coopératif et décentralisé est à l'instar de celle déjà observée en science ouverte, où l'évaluation par les pairs a vite fait de torpiller les logiciels mal ficelés, les projets branlants, les programmeurs médiocres. Aux adeptes de la propriété, prétendument matrice de toute création, les réseaux offrent souvent de cruels camouflets, démontrant que la circulation ouverte du code et des normes d'échange peut l'emporter sur la rétention et l'appropriation.
La « gauche d'auteur » ou le copyleft
La qualité des technologies des logiciels libres ne doit pas masquer l'essentiel. La principale innovation de Richard Stallman n'est pas technique, mais juridique et politique. Lorsqu'il a fondé la Free Software Foundation, il ne s'est pas contenté d'écrire des milliers de lignes de code. Il a conçu un outil légal : la GPL (General Public license), un contrat joint à chacun des logiciels libres qui garantit explicitement les libertés données aux utilisateurs. Pour comprendre l'importance de la GPL, il faut rappeler que le droit d'auteur, ou le copyright, se focalise sur les droits garantis à l'auteur. Ceux du public sont quasi inexistants : par défaut, toute uvre, logicielle ou non, appartient à son auteur. Les utilisateurs, lecteurs, ou auditeurs, n'ont d'autres droits que ceux concédés explicitement. Avec la GPL, Stallman a donc joué le jeu du propriétaire, mais plutôt que de préciser ce que l'utilisateur ne peut pas faire, la licence définit ce qu'il peut faire.
En l'occurrence, quatre libertés et une obligation sont ainsi définies : la liberté d'usage, la liberté de copie, la liberté de modification, la liberté de diffuser ses modifications, l'obligation de maintenir la GPL sur tout logiciel dérivé. Cette dernière disposition garantit que toute personne s'appuyant sur un logiciel libre pour concevoir un nouveau programme doit respecter à son tour les quatre libertés garanties par la licence.
La General Public License de Stallman est la plus répandue des licences de logiciels en libre accès. D'autres existent, mais ne comportent que les quatre libertés et aucune obligation. Elles sont défendues par leurs promoteurs au nom du principe qu'il serait inconvenant de forcer les gens à être « libres ». Si quelqu'un ne veut pas redistribuer librement ses travaux, il doit être en droit le faire. Ces licences, parfois appelées « open source » (par opposition aux licences « libres »), ont souvent la faveur des industriels car elles leurs permettent de se réapproprier le travail des développeurs sans être tenus pour autant de diffuser en libre accès les logiciels résultants. Le PDG de Microsoft, Steve Ballmer, avait ainsi qualifié la GPL de « cancer » [6], car elle fonctionne de manière virale, contaminant de ses règles d'ouverture les logiciels qu'elle touche. Bref, Microsoft apprécie le libre accès quand cela l'autorise à répliquer le travail des autres, mais pas quand il s'agit du sien, plagiant ainsi la vieille antienne soviétique : « tout ce qui est à moi est à moi, tout ce qui est à toi est négociable ».
Néanmoins, les partisans de la GPL et les défenseurs des licences [7] « open source » se retrouvent sur l'essentiel face aux règles classiques de la propriété intellectuelle. Ils ne « révoquent pas le droit d'auteur, mais s'en servent de manière en quelque sorte subversive, pour réaliser un partage de l'information et de l'exploitation », remarque le professeur de droit Michel Vivant [8]. Il s'agit bien de subversion car les logiciels libres n'attaquent pas de front les us et coutumes du copyright, mais s'inscrivent au cur même du dispositif, imposant des valeurs que l'application classique de la propriété intellectuelle ignore, tels le libre accès, la libre circulation et la libre appropriation. Par dérision, on parle alors de copyleft, ou de gauche d'auteur, afin de souligner tout à la fois la conformité de ce modèle avec l'organisation plus générale de la propriété intellectuelle, et la radicalité avec laquelle il en détourne les contraintes.
Le succès du mode de production des logiciels libres - appelé style Bazar par opposition au style Cathédrale [9] des entreprises hiérarchisées adeptes de l'appropriation - n'est pas survenu par hasard. L'avènement de l'Internet grand public est évidemment l'un des éléments-clefs d'explication. Les réseaux ont assuré aux logiciels libres un canal de distribution rapide et peu onéreux, capable d'acheminer les dernières versions et de recevoir aussi vite les améliorations, suggestions et corrections, en provenance des utilisateurs.
Reste la question centrale : qu'est-ce qui pousse des milliers de gens dans le monde à contribuer au développement de logiciels mis à disposition ? Selon le professeur de droit Eben Moglen, l'un des proches de Stallman, « c'est juste un comportement humain. Semblable à la raison pour laquelle nous inventons tous de nouveaux mots : parce que nous en sommes capables. L'Homo ludens rencontre l'Homo faber. La condition sociale de l'interconnexion globale que nous appelons l'Internet rend possible la créativité pour chacun d'entre nous dans des voies nouvelles, et que nous n'envisagions même pas en rêve.
À moins que nous n'autorisions la « propriété » à interférer [10] ». Moglen souligne ici la part naturelle de la créativité : le jeu, le plaisir et la satisfaction de ses propres désirs. Les premiers concepteurs d'un logiciel répondent le plus souvent à un besoin propre ; la mise à disposition de leur travail n'est qu'un moyen de donner un essor à leur création. Cet aspect est complété par la conviction de faire partie d'un jeu à somme positive, une croyance déjà observée dans le cas de la soierie lyonnaise.
Les logiciels libres montrent aussi la diversité des incitations à contribuer aux travaux collectifs, plutôt qu'à se contenter du freeriding, expression qualifiant les comportements parasites où l'on profite du libre accès sans soi-même apporter son savoir-faire à la communauté. La rétribution symbolique y est très forte car les logiciels libres sont crédités et les plus brillants des programmeurs sont vite identifiés, à la fois vénérés par leurs pairs et dragués par des entreprises désireuses de s'attirer leurs compétences.
Tout aussi important est le sentiment de liberté procuré par la participation à un projet de logiciel libre. À cela s'ajoute, comme le soulignent Dominique Foray et Liliane Hilaire Perez que « les contributeurs accordent de la valeur au sentiment de contrôle sur la direction de leur travail, ce qui fait une grande différence avec la nature du travail effectué pour une entreprise. Les membres de telles communautés choisissent le projet, la tâche sur laquelle ils vont travailler et l'approche technique de cette tâche [11] ».
Enfin, et ce n'est pas la moindre des caractéristiques du « libre », le Bazar a séduit des entreprises, qui y ont vu un moyen de gonfler leurs profits. C'est le cas d'IBM, pourtant archétype de la Cathédrale, qui a apporté un bruyant soutien à Linux dès 1999. Comme d'autres, IBM a vu quel intérêt tirer d'un tel modèle ; elle ne vend pas à proprement parler Linux, mais des services basés sur le système d'exploitation : formations, installation, adaptations. Le mariage de la Cathédrale et du Bazar a enfanté une forme originale d'économie mixte. Les projets les plus ambitieux sont soutenus par des fondations, ils reçoivent alors des contributions émanant de militants et d'utilisateurs, mais aussi d'entreprises et de gouvernements. De la même façon, le statut des développeurs est très varié et se croisent au sein de ces communautés des bénévoles, des salariés d'entreprises ou des chercheurs de laboratoires publics.
[1] On distingue dans un logiciel le « code-source », qui est écrit par les programmeurs et se présente sous forme d'un langage structuré, compréhensible et modifiable par un humain, du « code binaire » uniquement lisible par la machine. On passe du code source au code binaire par une opération baptisée « compilation ». Les logiciels dits propriétaires, notamment ceux de Microsoft, sont fournis directement en code binaire, sans le code source. On ne peut donc les modifier.
[2] Richard Stallman, « Le Manifeste GNU », in Libres Enfants du Savoir Numérique, l'Eclat, 2000.
[3] Acronyme récursif pour Gnu's not Unix (Gnu n'est pas Unix), en référence au système d'exploitation Unix dont s'inspire Richard Stallman.
[4] L'usage de GNU/Linux permet de créditer tout à la fois le travail de la fondation de Richard Stallman et celui de Linus Torvalds. Par facilité, c'est le seul mot « Linux » qui est le plus souvent utilisé pour évoquer GNU/Linux. Un raccourci qui suscite la réprobation, parfois virulente, de RMS et son entourage.
[5] Netcraft Survey, voir www.netcraft.com
[6] « Linux is a cancer that attaches itself in an intellectual property sense to everything it touches. [...] The way the license is written, if you use any open-source software, you have to make the rest of your software open source ». Interview de Steve Ballmer, Chicago Sun-Times, 1er juin 2001.
[7] Les débats sémantiques autour de « logiciels libres » ou « open source » s'apparentent souvent à des dialogues de sourds, leurs définitions n'étant pas les mêmes selon les locuteurs.
[8] Michel Vivant, « Propriété intellectuelle et nouvelles technologies, à la recherche d'un nouveau paradigme », Conférence prononcée dans le cadre de l'université de tous les savoirs, 2000. Disponible sur www.freescape.eu.org/biblio.
[9] Eric Raymond, « La Cathédrale et le Bazar », 1998, trad. Sébastien Blondeel, dispo. sur Biblio du Libre. Dans son article, Eric Raymond parle plutôt de style Cathédrale dans le cas du développement centralisé de logiciels, un modèle appliqué aussi souvent en milieu académique qu'en entreprise.
[10] Eben Moglen, « L'anarchisme triomphant : le logiciel libre et la mort du copyright », 1999, trad. Jérôme Dominguez, www.freescape.eu.org/biblio
[11] Dominique Foray et Liliane Hilaire Perez, The economics of open technology, op. cit.
Auteur : FLORENT LATRIVE
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Voir aussi
- Définition du logiciel libre par le site www.gnu.org